FRANÇOISE MOQUIN
ARTICLE - L'INFIRMIÈRE DU QUÉBEC

L'Infirmière du Québec - Novembre-décembre 1999 - Pages 40 à 45

L'accompagnement des personnes vivant avec le VIH/sida

UNE OCCASION DE TRAVAILLER SUR SOI

PAR FRANÇOISE MOQUIN, INF., M. Sc.

La transformation accélérée du système de santé est difficile à vivre tant pour les soignants que pour les soignés. Pour apporter une lueur d'espoir, l'auteure témoigne de son expérience à la Maison d'Hérelle, un lieu d'hébergement communautaire situé à Montréal, pouvant accueillir 17 personnes vivant avec le VIH/sida. Elle met en lumière la nécessité pour les soignants d'apprendre à se laisser aider pour demeurer attentifs aux besoins de leurs clients et être capables de s'y adapter.

Au cours des dernières années, plus particulièrement depuis 1996, la prise en charge des personnes vivant avec le sida s'est modifiée. En effet, grâce notamment aux nouvelles thérapies, qui prolongent la vie de ces personnes et leur permettent même parfois de réintégrer leur milieu de travail après avoir recouvré suffisamment d'autonomie, les centres d'hébergement, comme la Maison d'Hérelle, doivent faire face à une nouvelle réalité. Même s'ils continuent d'offrir des soins palliatifs aux résidents dont l'état de santé demande une présence continue 24 heures sur 24, ils doivent aussi recevoir de plus en plus de clients présentant de multi-problématiques, telles la toxicomanie et l'itinérance, qui sont très souvent interreliées.

Ainsi, depuis son ouverture en 1990, la Maison d'Hérelle a accueilli près de 200 personnes, dont plus de la moitié sont décédées au cours de leur séjour et plusieurs autres, à leur retour chez elles. Ces chiffres rendent compte de l'importance du travail d'accompagnement effectué par les intervenants et de celui des employés au secrétariat, à l'administration, à la cuisine et à l'entretien. Constituée selon le modèle d'organisme communautaire, l'équipe de la Maison d'Hérelle travaille sous forme de responsabilités partagées, qui sont assumées par des comités: le comité des admissions, le comité des approches alternatives de la santé, le comité des résidents, le comité des soins, le comité de planification, etc. L'ensemble des membres du personnel se réunit un après-midi toutes les deux semaines.

L'équipe d'intervention est pluridisciplinaire les intervenants proviennent de diverses disciplines, telles que les soins infirmiers, l'éducation spécialisée, le travail social. Plusieurs d'entre eux ont complété leur formation en acquérant des connaissances supplémentaires en massage (shiatsu), toucher thérapeutique, naturopathie, aromathérapie et phytothérapie.

Par ailleurs, quelque 175 bénévoles, en contribuant au travail d'accompagnement, de réception, de cuisine et d'entretien, apportent un soutien précieux et sont essentiels au bon fonctionnement de la Maison.

Un accompagnement exigeant mais combien enrichissant

DANS LE CONTEXTE ACTUEL de changements rapides qui exigent des professionnels de la santé un perpétuel apprentissage, comment l'équipe pluridisciplinaire vit-elle l'intervention sur le plan des soins et de la relation d'aide? Infirmière coordonnatrice des soins à la Maison d'Hérelle, je souhaite témoigner de la façon dont l'accompagnement des résidents dans ce passage difficile de leur vie devient une occasion privilégiée pour les soignants de travailler sur eux-mêmes et, par conséquent, d'être en mesure de mieux les comprendre.

En fait, la réponse à cette question est complexe, car nous ne pouvons jamais agir de la même façon. Nous dressons d'abord un plan d'intervention, que nous appelons plan d'accompagnement, dicté par la personne elle-même et ses besoins. Puis, nous considérons le travail à faire comme un champ d'expérimentation où nous exprimons nos points de vue. Comme les opinions divergent fréquemment, nous essayons de dégager un consensus. II va sans dire que les erreurs font partie du processus d'expérimentation et d'apprentissage. L'histoire de B. illustre notre processus d'accompagnement.

UN PROCESSUS DACCOMPAGNEMENT FONDÉ SUR LE CONSENSUS

Porteur du VIH, B. a développé le sida et présente également un problème de neurosida. Il est hospitalisé depuis quelque temps, mais son état de santé ne justifie plus son hospitalisation. 8. est désorienté dans l'espace et confus, et marche à petits pas sur la pointe des pieds sur de courtes distances. Son isolement social dû à l'absence d'amis et de sa famille vivant à l'étranger de même que son appartement exigu ne permettent pas un retour à domicile. Avec l'appui de la travailleuse sociale, B. est accepté à la Maison d'Hérelle, où nous nous engageons à essayer de l'aider.

L'arrivée de B., qui se trompe souvent de chambre, provoque une vive réaction de la part des résidents et de toute l'équipe. Pour lui fixer des repères, nous installons des affiches portant son nom et indiquant les principaux lieux où il doit aller. Avec le concours de bénévoles et de stagiaires très disponibles, nous assurons une présence le plus assidue possible auprès de B. Celui-ci s'habitue tranquillement à sa nouvelle demeure; sa démarche devient plus assurée et il acquiert de plus en plus d'autonomie.

L'amélioration de son état porte B. à vouloir sortir à l'extérieur. Conscients de son besoin, nous arrivons généralement à le satisfaire en le faisant patienter jusqu'à ce que quelqu'un puisse l'accompagner. Mais sa soif de liberté est si grande et la Maison d'Hérelle si vaste que B. s'éclipse parfois à notre insu. Souvent, au cours de ses promenades clandestines, il tombe dans la rue et est ramené par des policiers. Il est même arrivé qu'il revienne portant des points de suture et que nous ayons des remontrances de la part du milieu hospitalier, qui doutait de nos capacités à prendre soin de B.

Cette situation déclenche une discussion animée au sein de l'équipe. Nous nous interrogeons sur la sécurité de B. et sur notre responsabilité envers lui. Allons-nous le garder? Ne serait-il pas mieux dans un lieu plus sécuritaire, où les portes seraient verrouillées ? Finalement, nous convenons de le garder encore quelque temps avec l'aide de ressources externes capables de fournir de l'accompagnement, tels le CLSC et la Maison Plein Cour. Mais avant toute chose, nous expliquons à B. ce qui se passe, qu'il est dangereux pour lui de sortir seul, qu'il pourrait se blesser gravement. Nous lui faisons part aussi de notre inquiétude: s'il lui arrivait un accident grave, nous ne nous le pardonnerions jamais. Nous laissons à B. le choix entre Io Maison d'Hérelle ou un autre lieu d'hébergement plus sécuritaire pour lui. Il décide de rester parmi nous. Maintenant, B. se porte beaucoup mieux. II a même cherché à reprendre son travail. Son état de confusion s'est dissipé très progressivement grâce à un équilibre entre la médication, la phytothérapie, les massages qu'il apprécie beaucoup ainsi que l'attention qu'on lui porte et l'affection des membres du personnel et d'une bénévole en particulier. Lorsqu'on l'interroge sur tout ce qu'il a vécu, il répond en plaisantant qu'il était " fou " à ce moment-là... Dire que nous avions remis en question la pertinence de le garder à la Maison d'Hérelle!

L'amélioration de l'état de B. reflète bien une des façons de travailler à la Maison d'Hérelle. La créativité de tous les membres de l'équipe a été mise à profit pour le bien-être du résident, qui a été inclus dans le processus de décision. De plus, nous avons agi de façon concertée sans hésiter à recourir aux ressource extérieures, ce qui nous a poussés à accepter les limites de nos connaissances. Même si ce mode de fonctionnement nous conduit parfois sur des pistes sans issue, nous retirons une grande satisfaction à travailler ainsi avec notre cour.

L'accompagnement comme outil de croissance

LE CONTEXTE dans lequel nous devons accompagner les résidents pour franchir une étape difficile de leur existence nous permet de revoir notre conception de l'attachement et du détachement. Certes, il serait toujours possible de choisir de travailler de façon à ne pas être trop affecté sur le plan émotionnel. Après toutes ces années d'accompagnement, ne devrions nous pas être en mesure de nous détacher, de conserver une certaine distance pour éviter la douleur de l'attachement? Cette question nous est d'ailleurs régulièrement posée mais, à la Maison d'Hérelle, nous avons choisi d'accepter d'être touchés par les êtres que nous accompagnons, comme une mère qui voit ses enfants quitter le cocon familial. Ce n'est pas aisé de voir retourner à leur domicile des résidents dont l'état de santé physique s'est amélioré, mais chez lesquels nous percevons encore une très grande fragilité émotionnelle. Pour illustrer le processus d'attachement et de détachement vécu à la Maison d'Hérelle, j'aimerais faire un parallèle avec mon expérience personnelle mon rôle auprès de mes deux filles.

UN PARALLÈLE AVEC L'EXPÉRIENCE PERSONNELLE

Après de nombreuses années passées à être leur "mère" dans une vie familiale organisée autour d'elles, j'ai senti mes filles se détacher de moi progressivement, devenir de plus en plus indépendantes. J'ai trouvé difficile de les voir commencer à voler de leurs propres ailes. J'avais l'impression de " perdre "quelque chose; j'avais peur de perdre la place privilégiée que j'occupais dans leur vie et l'amour qu'elles avaient pour moi.

Alors, nous avons parlé. J'ai particulièrement écouté ma fille aînée exprimer son désir de quitter le milieu familial et d'être autonome. Elle avait l'impression de n'être plus à sa place au sein de cette vie de famille à quatre, et elle extériorisa ses peurs et sa colère. De mon côté, je lui ai fait part de ma difficulté à accepter qu'elle en soit déjà à cette étape de sa vie, de mon sentiment de perte et de mon inquiétude au sujet de notre relation après son départ.

Ensuite, nous avons convenu de nous entraider en échangeant sur un pied d'égalité. Nous partageons maintenant nos expériences comme le feraient deux adultes, et notre relation demeure étroite, même si nous passons moins de temps ensemble. Et l'amour persiste toujours entre nous.

Comme dans cette expérience de mère, l'intervention à la Maison d'Hérelle est empreinte d'amour et nous fait vivre des émotions. Maintes fois, des résidents m'ont particulièrement touchée, quelque chose nous rapprochant mutuellement. Je me souviens surtout de M., que j'assistais dans ses derniers instants. Lorsque je me suis permis de lui dire que je l'aimais, la gorge nouée et les yeux pleins de larmes, il m'a répondu qu'il m'aimait aussi. M. et d'autres m'ont ainsi profondément aidée à réaliser qu'un amour de plus était possible dans mon cour et qu'il y resterait toujours malgré la séparation ou la mort.

Le travail d'accompagnement, tel qu'il se vit à la Maison d'Hérelle, devient une occasion privilégiée de réfléchir sur nous-mêmes, notre propre vie et notre capacité à évoluer. Nous apprenons ainsi à mieux connaître nos réactions, notamment face à la mort. À mes débuts, je me sentais bien maladroite lorsque je devais parler d'un sujet aussi grave avec des personnes de mon âge. J'éprouvais de la difficulté à trouver les bons mots et je craignais de faire des gaffes. Il m'est arrivé, par exemple, de parler à un résident de fleurs qui s'annonçaient belles cet été-là. Quand il m'a répondu qu'il ne serait plus de ce monde pour les voir, j'ai rougi violemment, me sentant penaude. Mais avec le temps, j'ai constaté que ce type de commentaires ne perturbait que moi et me renvoyait à mon imperfection. J'ai appris à distinguer ce qui m'effrayait et à accepter de faire des erreurs. J'ai également découvert qu'il était aussi difficile pour les résidents de parler de la mort. Ensemble, nous avons donc appris à en parler, et j'ai laissé mon intuition m'indiquer le moment propice.

Par ailleurs, l'approche de la mort donne à l'instant présent une tout autre saveur. Nous nous projetons trop souvent dans l'avenir, nous dérobant à la richesse du moment présent. Un jour, L. me dit: " Je te sens éparpillée, pas totalement avec moi en ce moment. " Par orgueil, j'ai nié mais, en réalité, j'étais plutôt préoccupée, et L. le sentait très bien. Sa remarque m'a forcée à me recentrer; j'ai pris quelques instants pour établir un ordre de priorités, ce qui m'a permis de redevenir plus disponible.

Apprendre à se laisser aider pour pouvoir aider les autres

Nos formations diverses de soignants nous amènent à vouloir aider nos semblables. Ce désir profond de faire un petit quelque chose qui peut permettre à l'autre de se sentir bien, n'est-ce pas l'expression de notre amour de l'humain ? L'exercice de la profession d'infirmière nous apprend qu'aider signifie s'occuper des besoins fondamentaux de la personne considérée dans sa globalité, c'est-à-dire sur les plans physique, psychologique, social et spirituel. À la Maison d'Hérelle, nous expérimentons constamment cette notion. Mais dans ce tourbillon de changements, nous apprenons aussi à prendre soin de nous. Mais comment le faire et qui aider ?

À un moment donné, les membres de l'équipe avaient l'impression de travailler dans un " hôtel 5 étoiles ", où le service devait être fait au doigt et à l'oeil. Les demandes des résidents pour des besoins qu'ils auraient pu satisfaire eux-mêmes rendaient la tâche insatisfaisante et épuisante. Nous nous sommes alors posé des questions: abusent-ils de nous ? de notre temps? de notre gentillesse? Les résidents affirmaient, quant à eux, que le personnel ne s'occupait pas assez d'eux, qu'il ne répondait pas assez vite à leurs demandes. De part et d'autre, il y avait un malaise et chacun avait sa part de responsabilité.

Le personnel et les résidents se sont donc rencontrés. Pour éviter que cette démarche ne se transforme en un affrontement, nous avons pris le parti de faire preuve d'humour. Nos échanges nous ont permis de découvrir que nous contournions parfois les vrais besoins, qui demeuraient alors insatisfaits. Nous avons ainsi pris conscience que, derrière les demandes incessantes d'un résident pour un verre d'eau, de la crème glacée ou autre chose, se cachait un besoin réel d'attention. À cause de son état de santé déclinant, il lui fallait une présence rassurante pour apaiser son angoisse.

Par la suite, il est allé lui-même chercher un verre d'eau, mais a demandé clairement au personnel et aux bénévoles que quelqu'un soit à ses côtés pour l'écouter parler de ce qu'il vivait et de ses craintes. En fixant nos limites personnelles et collectives, nous donnions à ce résident la possibilité de déterminer son besoin principal.

Les années d'expérience nous ont aussi permis de constater que, en tant qu'aidants, nous éprouvons de la difficulté à nous accorder du temps, à prendre soin de nous et à accepter d'être aidés. Pourtant, dans notre vie personnelle et professionnelle, nous sommes constamment incités à faire l'apprentissage de ces trois règles pour éviter le stress, la fatigue et l'épuisement. En effet, toujours donner et ne rien se donner, au même titre que toujours penser à soi et jamais aux autres, cause un déséquilibre. Combien il est facile de s'oublier dans un contexte où il y a tant d'urgences autour de nous! De toute façon, dépasser ses propres limites - en sautant des repas à cause de l'insuffisance de personnel, par exemple - ne fait pas avancer les choses.

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  1. La Maison d'Hérelle est administrée par la Corporation Félix-Hubert-d'Hérelle, un organisme communautaire sans but lucratif financé à l'aide de subventions du ministère de la Santé et des Services sociaux et de Centraide, ainsi que par des dons provenant du secteur privé.

 

Remerciements

Françoise Moquin remercie Anne, Carole, Denyse, Pierrette et Mireille, qui ont contribué à la rédaction de ce texte en permettant à l'auteure, grâce à leurs commentaires et à leur travail de révision, de dépasser ses propres limites. L'infirmière du Québec remercie les résidents de la Maison d'Hérelle de s'être prêtés à cette séance de photographie.

Françoise Moquin a été de 1990 à 2001 infirmière coordonnatrice des soins à la Maison d'Hérelle, à Montréal. Elle est titulaire d'une maîtrise en santé communautaire. Avec Michèle Blanchard, directrice générale de la Maison d'Hérelle, elle est coauteure du livre Êtres aux Passages de la Vie.